Au Journal Officiel du 2 décembre 2015 et en application de la procédure d’urgence, la Contrôleure générale a publié des recommandations relatives aux déplacements collectifs de personnes étrangères interpellées à Calais.
L’article 9 de la loi du 30 octobre 2007 permet au Contrôleur général des lieux de privation de liberté, lorsqu’il constate une violation grave des droits fondamentaux des personnes privées de liberté, de saisir sans délai les autorités compétentes de ses observations en leur demandant d’y répondre.
Le ministre de l’intérieur a été destinataire de ces recommandations et a apporté ses observations, également publiées au Journal Officiel.
Lire les recommandations du CGLPL et la réponse du ministre de l’intérieur
A l’occasion d’un contrôle du centre de rétention administrative (CRA) de Coquelles en juillet 2015, le CGLPL a observé une pratique de transferts groupés de personnes alors même que le centre n’était pas plein. Dans une lettre adressée au ministre de l’intérieur le 7 août 2015, la Contrôleure générale s’est inquiétée des risques d’atteintes au droit au recours de ces personnes et des conséquences anxiogènes de ces déplacements.
En octobre 2015, le CGLPL a été alerté de la mise en œuvre d’un dispositif similaire de déplacements, mais de plus grande ampleur, s’effectuant de Calais vers sept CRA du territoire national (Metz, Marseille, Rouen-Oissel, Paris-Vincennes, Toulouse-Cornebarrieu, Nîmes et le Mesnil-Amelot) dans des conditions suscitant de nombreuses questions, d’autant que le CRA de Coquelles n’était toujours pas complet.
Le contrôle a dès lors décidé de procéder à des vérifications sur place et s’est rendu à l’hôtel de police de Coquelles les 26 et 27 octobre 2015 puis dans la nuit du 9 au 10 novembre 2015, a suivi intégralement le transfert par avion de quarante-six personnes jusqu’au CRA de Nîmes le 27 octobre 2015 et a assisté à l’arrivée de trente-cinq autres personnes au CRA de Paris-Vincennes le 3 novembre 2015.
Un traitement de masse des déplacements induisant une prise en charge collective et sommaire qui prive les personnes de l’accès à leurs droits
– Des atteintes au droit au maintien des liens familiaux. Le CGLPL est attentif au respect du maintien des liens familiaux des personnes privées de liberté. Plusieurs personnes rencontrées par le CGLPL se sont plaintes d’avoir été séparées de membres de leur famille, principalement de leurs frères ou cousins mineurs laissés libres, et se sont inquiétées de l’avenir de ceux-ci, désormais seuls.
– Un accès insuffisant aux droits et à l’information. Le fait de recevoir plusieurs dizaines de personnes de manière quasiment simultanée entraîne une gestion collective des situations. La majorité des notifications des décisions administratives et des droits des personnes retenues, auxquelles les contrôleurs ont assisté, se sont déroulées de manière grandement insatisfaisante : notifications collectives dans des lieux particulièrement occupés et bruyants, mauvaises conditions d’interprétariat, voire absence d’interprète (remplacé par la remise de documents écrits), manque d’informations sur la vie au CRA et les missions des associations d’aide juridique, etc. Plusieurs des personnes retenues et des intervenants ont déclaré aux contrôleurs être convaincus, compte tenu des informations délivrées, que ce placement en rétention n’était pas destiné à organiser leur éloignement.
– Des actes stéréotypés et des procédures non-individualisées, sources d’imprécisions et d’irrégularités Il ressort de l’examen par le CGLPL de quatre-vingt-une procédures administratives (OQTF et placement en rétention administrative) que les décisions présentent une motivation stéréotypée et un argumentaire identique ; certaines sont pré-imprimées (mentions manuscrites portées dans des espaces vierges : date de la procédure, état civil de la personne et destination) et de nombreuses décisions ne fixent pas de pays de destination particulier. Ces documents, manifestement préparés à l’avance, témoignent d’une absence d’examen de la situation individuelle de chaque personne.
– Le contrôle juridictionnel. Le CGLPL estime que ces déplacements collectifs restreignent de fait l’assistance juridique et neutralisent, par la durée du trajet, une partie importante du délai de recours, ce qui porte atteinte à l’effectivité du droit au recours des personnes retenues contre les décisions les concernant. En outre, il saisit l’occasion des présentes recommandations pour rappeler sa préconisation de réduire le délai d’intervention du juge des libertés et de la détention à 48 heures, ce qui permettrait un contrôle plus effectif de la régularité des procédures. Enfin, le CGLPL a constaté que de nombreuses personnes ont été libérées sur décision de l’administration avant le contrôle du juge des libertés et de la détention.
Des conditions indignes pour les personnes retenues comme pour le personnel
– Des cellules sur-occupées à l’hôtel de police de Coquelles. Les contrôleurs on constaté que des personnes séjournaient à quatre dans des cellules individuelles (7m2), parfois à treize dans des cellules collectives (11m2). La grande majorité des personnes dormait à même le sol, certaines sans couverture. Les cellules collectives sont dépourvues de WC, les personnes sont donc soumises à la disponibilité des policiers pour se rendre aux toilettes. Des WC séparés par une cloison à mi-hauteur équipent les cellules simples, les personnes se retrouvaient contraintes d’utiliser les WC en présence de co-cellulaires, situation attentatoire au respect de la dignité humaine.
– Des policiers et gendarmes très impliqués mais épuisés par la charge de travail. L’arrivée des renforts dans le Calaisis entraîne une désorganisation dans le fonctionnement, les différents fonctionnaires ne se connaissant pas et appartenant à des services distincts. Les policiers de l’hôtel de police de Coquelles sont tous soumis à une forte pression du fait du traitement de masse qui leur est imposé. Au sein des CRA de destination, le nombre de personnes déplacées simultanément pèse sur la qualité de l’accueil et des informations délivrées et nuit également à la prise en charge des autres personnes retenues.
Un usage détourné de la procédure de placement en rétention administrative
– Un ensemble d’éléments démontrant une volonté de répartir les personnes sur le territoire national pour « désengorger » Calais. Les contrôleurs ont constaté que le nombre de personnes déplacées chaque jour est élevé et stable. Des propos entendus par les contrôleurs (« il reste quatre personnes à interpeller ») ainsi qu’une mention manuscrite lue par les contrôleurs sur un tableau (« 25 personnes, CRA de Nîmes, départ 12h. Pas de Syriens ») tendent à démontrer qu’un nombre de placements est fixé à l’avance en fonction de la capacité des moyens de transport vers les CRA du territoire national. En outre, la programmation des déplacements semble être organisée selon un roulement prédéfini (tous les cinq à neuf jours pour un même établissement), qui suppose – compte tenu des capacités d’accueil des CRA de destination – que les personnes arrivées dans le CRA par un premier convoi en soient sorties au moment de la seconde arrivée de personnes déplacées.
– 578 personnes libérées sur 779 personnes déplacées entre le 21 octobre et le 10 novembre 2015. Le 10 novembre 2015, 186 personnes (24 %) sont encore retenues, dont 117 depuis moins de cinq jours. Les 593 autres (76 %) sont sorties de CRA : 15 ont été réadmises dans un pays de l’Union européenne (2 % des 779 personnes déplacées) et 578 ont été libérées (74 %). Ces dernières ont été remises en liberté par différentes instances : 397 par la préfecture (51 % des 779 personnes déplacées), 81 par un JLD ou une cour d’appel (10 %) et 100 par le tribunal administratif auprès duquel elles avaient formé un recours contre la décision d’OQTF (13 %).
– Le placement en rétention administrative doit avoir pour seule finalité de permettre à l’administration d’organiser l’éloignement de la personne. Un étranger ne peut être placé en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ et si l’application de mesures moins coercitives ne suffit pas. Le CGLPL observe que les pays d’origine de la majorité des personnes déplacées sont particulièrement sensibles : Syrie, Afghanistan, Irak, Erythrée et Soudan. Or, compte tenu des risques encourus pour leur intégrité physique en cas de retour, nombre de ces personnes ne peuvent, en pratique, y être reconduites. Le nombre très important de remises en liberté sur décision de l’administration démontre une absence de volonté de mise à exécution des OQTF émises.
Le CGLPL est conscient de la gravité de la situation nationale créée par une crise migratoire de très grande ampleur ainsi que de la complexité de la situation locale mais il tient à rappeler que les droits fondamentaux des personnes privées de liberté doivent être respectés en toutes circonstances.
La procédure utilisée par les pouvoirs publics depuis le 21 octobre 2015, instaurant des déplacements collectifs sur l’ensemble du territoire national, prive les personnes concernées de l’accès à leurs droits et est mise en œuvre dans des conditions matérielles portant atteinte à leur dignité. En outre, cette procédure est utilisé non pas aux fins d’organiser le retour dans les pays d’origine mais dans l’objectif de déplacer plusieurs centaines de personnes interpellées à Calais et de les répartir sur l’ensemble du territoire français, et ce dans le but de « désengorger » la ville. Il s’agit là d’une utilisation détournée de la procédure qui entraîne des atteintes graves aux droits fondamentaux des personnes ainsi privées de liberté.
Le CGLPL recommande qu’il y soit mis fin.